Ixelles, mardi 31 Mars 1891
Mon cher Mane,
Les quelques mote que tu m'as écrits m'apprennent combien tu es triste et abattu par les douloureux événements qui t'ont frappé.[1] Aussi veux-je m'entretenir par lettre quelques instants avec toi, espérant te distraire un peu et te faire oublier le présent.
J'ai lu avec beaucoup d'intérêt la brochure médicale "Modedwaasheden" que tu m'as envoyée.[2] J'ai retrouvé là des idées depuis longtemps sympathiques: je ne sais si je t'ai jamais exposé mes théories sur le costume moderne et particulièrement sur les costumes de femmes et les corsets, mais je suis opposé à cette torture du corps aussi bien comme artiste que comme futur médecin.[3] Les filles des bourgeois qui se serrent à se couper en deux et sont fières comme Artaban quand elles sont parvenues à se faire une taille un peu plus mince que telle ou telle de leurs amies, me semblent tout simplement ridicules. Les belles grecques et romaines qui laissaient à leur buste un libre développement avaient d'autres idées esthétiques sur la forme et le contour et leur perfection fait honte à beaucoup de nos contemporaines: avec elles on n'avait point à craindre de surprises au déballage! Cependant pour être sincère je suis obligé d'avouer que je "comprends" mieux mes contemporaines que les anciennes déités: elles ont un "chic", une "morbidezza", un je ne sais quoi de délicieusement pervers et canaille dans toute leur personne que l'antiquité n'a jamais connu dans la franchise sereine de sa Beauté!
Tu vois que mes goûts sont encore loin d'être hygiéniques et médicaux! Je m'abstiens de pousser plus avant ces théories:
[2]
tu me traiterais de décadent peut-être, car ma plume frémit d'écrire des choses monstrueusement diaboliques.
— Autre guitare: Gust m'a parlé du projet de théâtre des acteurs anversois[4] et m'a dit que tu voulais me prendre dans le comité chargé de découvrir et d'examiner les pièces de théâtre plus ou moins libre! J'accepte, fort égoistement, car il y aura plus de plaisir et d'honneur pour moi à être des vôtres, que de profit pour vous à m'avoir pour collègue.
En tout cas l'idée est excellente et a l'avantage d'être artistique et pratique tout à la fois. Gust en paraît enchanté: il te l'aura dit et écrit plus d'une fois.
Je n'ai plus aperçu ce cher ami depuis quelques jours et je me demande anxieusement ce qu'il devient. J'irai tantôt à sa recherche.
Pour ma part, je ne travaille guère, sans cesse interrompu par l'un ou par l'autre, agacé, nerveux et sans pouvoir de me cloîtrer quelques jours.
On n'a réellement pas le temps de rêver ou de penser quelques heures en cette vie sans que le Réel ne vous vienne déranger et ne brise la phrase à moitié écrite: c'est ainsi que nos oeuvres ont toujours l'air de lambeaux cousus ensemble tant bien que mal!
Toi-même tu as dû éprouver plus d'une fois cet ennuie d'être troublé au milieu d'une besogne chère et à l'actuel instant le ressens tu peut-être encore. Aussie je compâtis d'autant plus à ta tristesse que j'en ai la compréhension intime et qu'il y a entre nous la sympathie qui existe toujours entre ceux que l'Art a... empoisonnés!
Sur ce, mon cher Mane, je mets fin à ces incohérents bavardages en complotant de les réitérer la prochaine fois que tu viendras à Bruxelles ou que je viens à Anvers et je reste ton bien dévoué
Jacques Dwelshauvers
Annotations
[2] Niet teruggevonden.
[3] Jacques Dwelshauvers was op dat ogenblik eerstejaarsstudent aan de Vrije Universiteit te Brussel(U.L.B.), Faculteit voor Wetenschappen. In juli 1892 werd hij tot kandidaat geproclameerd. Daarna vertrok hij met een beurs van de Jacobsstichting naar Bologna, waar hij zich samen met Herman Koetlitz en Alfred Walravens liet inschrijven in de Faculteit voor Geneeskunde. Volgens het biografische artikel in La biographie nationale (Brussel, dl. XXXIV, p. 596-604) door Jacques Lavalleye onderbrak hij zijn studies te Bologna na afloop van het academiejaar 1896-97. In maart 1899 deed hij een aanvraag bij de medische faculteit te Florence om er zijn laatste examens in geneeskunde te mogen afleggen.
[4] Hubert Laroche, Frits Bouwmeester en Bernard Ruysbroeck, die zich van het officiële gezelschap van de Nederlandsche Schouwburg van Antwerpen hadden afgescheiden en met een eigen groep in de Cirkschouwburg in de Jezusstraat moderne stukken wilden brengen.
